Extrait littéraire

Un jour, nous déjeunions sous un pin, et mon père parlait d’argent avec l’oncle Jules. Parce qu’il y avait dans cette histoire un peu de magie je l’ai retenue.

- Supposons, dit mon père, que je sois clochard.
Je m’éveille un matin sous un pont. Je m’étire, je fouille mes poches, que je croyais vides : à ma grande joie, j’y trouve une pièce de dix sous. C’est une découverte importante : aujourd’hui je ne mourrai pas. Je peux acheter un pain, et quelques tranches de saucisson.
Cependant, je me fouille encore, et j’y trouve une autre pièce : voila un jolie morceau de fromage. Je me fouille une troisième fois, et voici une troisième pièce de dix sous ! Ca fait une chopine de vin et plusieurs cigarettes.

Je m’interrompis pour lui faire remarquer qu’il ne buvait pas de vin, et qu’il ne fumait pas.

- C’est vrai, dit-il, mais quand je suis clochard, je fume et je bois. Je suppose que je fouille ainsi mes poches cent fois de suite, et que je me trouve à la tête de cinquante francs avec la certitude que les poches magiques fonctionneront tous les jours. Je vais donc vivre comme un Nabab…Mais avez- vous remarqué que chacun de ces francs successifs avait une valeur moindre que le précédent ? Et quelle serait la valeur du 51eme ? Pratiquement nulle. C’est pourquoi il serait malhonnête de le prendre, ou mêmes de le gagner, parce que si je le gagne, j’en prive quelqu’un : et pour ce quelqu’un, c’était peut-être le premier, le Franc de la vie.

Mais l’oncle Jules s’écria :

- Mon cher Joseph, si vous avez un jour la chance de posséder ces poches magiques, ne vous arrêtez pas au 51eme Franc ! On ne sait pas ce qui peut arriver ! Poussez donc jusqu’au deux cent millième, et acheter immédiatement un bon portefeuille d’actions qui vous rapportera 6000 Francs par an.

- L’intérêt de l’argent placé, répliqua mon père, est immoral. Si bas que soit le taux, c’est de l’usure !

Les jeunes gens d’aujourd’hui penseraient que mon père était un naïf incurable dont la vie n’avait point fait l’éducation, et dont par conséquent l’intelligence n’était pas très éveillée.

Je leur répondrai qu’au contraire je l’ai vu dépenser des trésors d’intelligence et d’ingéniosité pour instruire les enfants des autres comme s’ils eussent été les siens, et que son triomphe, c’étaient les petits « démesurés » : il les gardais après la classe, et quand il en avais amené un au certificat d’études, je le voyais transfiguré……….

Marcel Pagnol "Confidences"

A méditer !

Tient ca me fait pensé que j'ai commencé à lire les raisins de la colère comme tu me l'avais conseillé, c'est terrifiant...

korrigan a écrit:

Tient ca me fait pensé que j'ai commencé à lire les raisins de la colère comme tu me l'avais conseillé, c'est terrifiant...

Il ma fais ruminer longtemps celui la! une merveille.

Il faut que je fasse un sujet sur Kundéra aussi, un grignoteur de cerveaux le lascar!